Par Bernard J. Henry
Trente-cinq ans déjà, en janvier dernier, que le chanteur français Daniel Balavoine trouvait la mort tragiquement lors du Paris-Dakar où il était présent non comme coureur, mais, fidèle à ses convictions telles qu’il les exprimait dans ses chansons, pour une opération humanitaire qu’il avait mise en place et voulait voir aboutir – littéralement, il l’aura payé de sa vie.
Dans ses chansons, Balavoine évoquait souvent les Droits Humains, le sous-développement, les atteintes à l’environnement et, bien sûr, le racisme, comme dans son dernier succès de son vivant, L’Aziza. A sa manière, il était un Citoyen du Monde au sens où le conçoit l’Association of World Citizens (AWC). Dans son album de 1983 intitulé Loin des yeux de l’Occident, il chantait le sort des femmes dans le Tiers Monde, comme l’on appelait alors le monde en développement, les écrivains emprisonnés par les dictatures militaires d’Amérique latine et, dans cette même région du monde, les Mères de la Place de Mai en Argentine. Depuis 1977, deuxième année de la dictature militaire dans le pays, ces mères de «disparus forcés» manifestent face au siège du gouvernement en demandant la vérité sur le sort des leurs. La junte au pouvoir les avait surnommées les «folles de la Place de Mai» pour les discréditer ; elle n’a ainsi fait que rendre leur cause mondialement célèbre.
Dans Revolución, dernière piste de Loin des yeux de l’Occident qui a pour titre le dernier vers de cette même chanson, Balavoine chantait ainsi d’elles :
«Comme on porte une couronne,
Elles ont la peur sur leur visage ruisselant,
Espérant la maldonne,
Elles frappent leur poitrine en défilant,
Pieusement questionnent :
‘Est-ce que disparus veut dire vivants ?’
Faut-il qu’elles pardonnent
Pour croire que leurs morts ne sont qu’absents ?»
Et c’est bien là toute la question, au-delà même des atteintes aux Droits Humains – la question de la vérité sur les sévices commis, cette vérité que l’on refuse aux proches des victimes et qui, dans notre monde d’aujourd’hui, est pourtant considérée en elle-même comme un Droit Humain à part entière.
Monseigneur Romero : le plomb d’une balle pour le plomb du silence
Chaque année, dans le langage technique et bureaucratique, comme l’ONU et les autres organisations intergouvernementales bien intentionnées mais lourdes à manier en ont le secret, le 24 mars est la «Journée internationale pour le droit à la vérité en ce qui concerne les violations flagrantes des droits de l’homme et pour la dignité des victimes», même s’il suffit d’en retenir quatre mots, les plus «essentiels» comme le dit ce monde de pandémie – droit à la vérité.
Si Balavoine chantait les disparitions forcées, violation des Droits Humains qui invisibilise par excellence le martyre infligé aux victimes et permet comme nulle autre le mensonge, y compris en sa forme la plus cruelle et cynique qu’est le silence, le droit à la vérité concerne tout type d’atteinte aux Droits Humains, qu’elle soit perpétrée derrière les épais murs d’un bâtiment gouvernemental ou sous les yeux de qui voit soudain un proche connaître le pire. Et bien sûr, de la même manière que Chamfort parlait au dix-huitième siècle d’une France où «on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on persécute ceux qui sonnent le tocsin», dans un pays qui attente au droit, quiconque le dénonce devient soi-même une victime de choix.
C’est en mémoire de l’une de ces victimes, qui avait osé élever la voix sur les atrocités dont il avait été témoin, que la Journée internationale a été proclamée. Il se nommait Óscar Arnulfo Romero y Galdámez, il était Archevêque catholique romain de San Salvador, capitale du Salvador où la guerre civile opposait depuis peu le gouvernement conservateur et une guérilla marxiste. Lui aussi conservateur au départ, Monseigneur Romero reçoit un choc avec l’assassinat en 1977 d’un prêtre jésuite de son diocèse par un escadron de la mort pro-gouvernemental. Il devient alors un ardent défenseur des Droits Humains, notamment de ceux des paysans. Devenu un farouche dénonciateur des exactions de l’armée et des paramilitaires, il est abattu d’un coup de fusil en pleine poitrine le 24 mars 1980 alors qu’il dit sa messe dans un hôpital.
Le Salvador, autre pays dont avait parlé Balavoine dans Dieu que l’amour est triste, où il le rebaptisait le «San Salvador». Et autre exemple de la guerre aux Droits Humains que menaient à travers l’Amérique latine, du Guatemala jusqu’à la Terre de Feu, des dictatures civiles ou militaires auxquelles tout était bon pour réprimer la moindre opposition, cette guerre qui, en 1982, allait avoir pour victime collatérale à des milliers de kilomètres par-delà l’Atlantique, au Palais des Nations de Genève, Theo van Boven, chassé de la direction du Centre des Nations Unies pour les Droits de l’Homme pour avoir lui aussi élevé la voix trop fort, même si lui, au moins, y survécut et en témoigne encore à ce jour.
Le mensonge, première atteinte aux Droits Humains
Bien entendu, le temps a passé. Trente-cinq ans depuis le décès tragique de Daniel Balavoine. Plus de quarante ans depuis l’assassinat de Monseigneur Romero et bientôt tout autant depuis l’éviction de Theo van Boven. Mais le temps et l’évolution des atteintes aux Droits Humains n’ont fait, surtout depuis la Conférence de Vienne en 1993, que renforcer la victime, réelle ou potentielle, dans sa position centrale dès qu’il est question de défendre les Droits Humains ou, comme ici donc, de diffuser l’information sur les violations.
Ce qui est vrai pour les «folles de la Place de Mai», comme les appelaient avec mépris les «hommes des casernes» de Buenos Aires, est vrai pour toute autre situation où des droits sont violés et le secret est invoqué pour en cacher l’existence, ou la réalité au profit d’une version plus commode. Il n’est pas un type de violation des Droits Humains où le droit à la vérité ne s’avère crucial, même ce qui paraît évident pouvant receler une réalité plus occulte.
Qui a tué Lokman Slim au Liban ? Qui donne l’ordre de harceler Nidžara Ahmetašević, militante bosnienne de l’aide aux migrants à la frontière entre Croatie et Bosnie-Herzégovine ? Pourquoi Mohamed Gasmi, Défenseur des Droits Humains en Algérie, est-il poursuivi au pénal par son gouvernement sous les accusations calomnieuses, désormais devenues typiques des régimes autoritaires et des démocraties illibérales à travers le monde, d’avoir «eu des contacts avec des agents étrangers ennemis du pays» et «d’avoir comploté pour commettre des actes terroristes en sol national» ? Autant de questions auxquelles l’AWC s’est employée depuis le début de cette année à recueillir des réponses, autant que possible. Parce que le mensonge, à commencer par le silence qui en est la forme la plus venimeuse, est la première et la pire des atteintes aux Droits Humains.
Le droit à la vérité sur les atteintes aux Droits Humains n’est donc pas un pur vœu moral, pas plus qu’il ne doit demeurer un vœu pieux. Il est un véritable droit, dont la revendication n’est pas morale ou spirituelle mais bel et bien juridique, et au sens large du terme, politique. A défendre toujours, contre le mensonge et le silence des violateurs et contre les fausses vérités des tenants du complotisme et du confusionnisme sur Internet et ailleurs de par le monde.
Bernard J. Henry est Officier des Relations Extérieures de l’Association of World Citizens.