LE KEF, TUNISIE: IL SUFFIT D’UNE VILLE POUR SOUTENIR UNE REVOLUTION
Par Cherifa Maaoui
Je suis une Citoyenne du Monde, membre de l’AWC depuis 2007, mais je suis aussi, au départ, une Tunisienne.
Pendant la révolution, une partie de ma famille était en visite chez moi, dans la banlieue de Paris, pour les Fêtes de Fin d’Année, et le matin même de la chute de Zine el Abidine ben Ali, ils étaient là, avant de prendre quelques heures plus tard le vol du retour … C’est du moins ce qu’ils pensaient, que nous pensions tous. Après la réouverture de l’espace aérien tunisien, quand ils sont revenus là-bas, ce n’était plus le même pays, du moins sur le plan politique. Car chez nous, dans la ville de nos racines, malgré la révolution, rien n’avait vraiment changé.
Je suis née dans une ville du nord-ouest de la Tunisie, El-Kef, ou plutôt, pour les Français, « Le Kef ». L’Algérie n’est pas loin, à quarante kilomètres seulement, plus proche que Tunis qui se trouve à 175 kilomètres de chez nous. C’est une ville de montagne, perchée à 780 mètres d’altitude, une ville qui conserve les traces de la colonisation romaine entre les anciens remparts qui l’enserrent. Là-bas, les trois religions abrahamiques ont bâti chacune un ou plusieurs lieux de culte, entre le mausolée Sidi ben Makhlouf et la mosquée El Qadriya pour l’Islam, la synagogue de Ghriba pour le judaïsme et l’ancienne basilique romaine pour le christianisme. Nous avons des écoles supérieures et la ville est aussi, excusez du peu, un chef-lieu de gouvernorat, ce qu’on appellerait en France une préfecture. Bref, il y a tout chez nous pour faire penser que nous avons de la chance par rapport au reste de la Tunisie.
Et pourtant, c’est loin d’être le cas. Le Kef est une ville où règne la pauvreté, une de ces villes où, sous Ben Ali, les uns et les autres ont été forcés de partir vers les villes plus grandes ou les zones côtières pour trouver un travail, souvent avec peu de succès. Tous les gens qui ont eu entre leurs mains le destin de la Tunisie nous ont oubliés, tant le protectorat français qu’Habib Bourguiba puis Ben Ali, comme si notre sort n’intéressait personne.
A l’hôpital du Kef, il existe une salle de jeux où les enfants peuvent s’amuser, mais ce n’est que depuis trois ans tout au plus, parce que, grâce à l’aide de mes amis ici en France, j’ai pu y faire installer une climatisation. Avant, la salle était trop froide l’hiver, cet hiver montagnard rigoureux que, depuis l’étranger, l’on n’imagine pas possible en Tunisie, et trop chaude l’été. Mais derrière ce problème résolu, il en reste bien d’autres en souffrance. Nous avons beau avoir des écoles supérieures, cela ne nous empêche pas d’avoir aussi chez nous des quantités de jeunes gens diplômés qui, parfois jusqu’à l’âge de quarante ans, restent sans travail malgré leurs hautes qualifications, ce qui est particulièrement vrai des diplômés du supérieur en langue et littérature arabe.
Déjà sans aller jusqu’à ce niveau, dans le lycée local, il n’y a pas de salle informatique, le seul cybercafé de la ville étant privé et facturant des sommes exorbitantes aux usagers. Il en faudrait peu pour trouver sur place de quoi équiper chaque écolier d’un cartable et le lycée d’une salle informatique digne de ce nom, la seconde opération pouvant être réalisée pour moins de 300€. Mais je ne peux pas le financer toute seule, d’où ma frustration et ce sentiment d’impuissance qui sont les miens.
En comparaison de l’avenir d’un pays tout entier – le premier pays arabe à avoir évincé son dictateur dans une révolution populaire – le sort d’une seule ville, une ville perdue dans la montagne, peut paraître insignifiant. Mais c’est justement là, dans ce genre d’endroits oubliés de l’histoire, que se jouent les destins des révolutions. C’est lorsque des villes comme Le Kef se sentent soutenues, incluses dans le changement et non exclues de celui-ci, que ce changement qui affecte donc tout un pays est vraiment possible. Sinon, cela donne des violences comme celles qui ont frappé Le Kef début février dernier, des morts, des immeubles brûlés, et la peur, celle qui, s’ajoutant au désespoir, vous tue.
L’ancienne Première Dame américaine Hillary Clinton, aujourd’hui Secrétaire d’Etat, a écrit en 1996 un livre qui s’intitulait Il faut tout un village pour élever un enfant. Moi, je suis convaincue qu’il suffit d’une ville pour soutenir une révolution, et cette ville, je suis bien persuadée que c’est Le Kef.
Cherifa Maaoui (maaoui.cherifa@yahoo.fr) est Officier de Liaison pour le Maghreb du Bureau de Représentation auprès de l’Office des Nations Unies à Genève de l’Association of World Citizens.
[…] premier rang des villes oubliées du secours, il y a Le Kef, cette ville de montagne adossée à l’Algérie. Déjà oubliée de Tunis depuis même l’ère […]