The Official Blog of the

Nous, Personnes Handicapées, la Tribu Isolée Mondiale

In Being a World Citizen, Current Events, Disabled people, Human Rights, Social Rights, Solidarity, United Nations, World Law on August 28, 2024 at 6:00 AM

Par Bernard J. Henry

Où est-il ? Où est ce «monde d’après» que l’on nous annonçait tel un Grand Soir durant le Premier Confinement lié à la pandémie de Covid-19 en France, en cette époque où un tiers de la planète devait rester enfermé chez lui et, pour certains dirigeants mal avisés comme Donald Trump et Jair Bolsonaro, il n’était pas question de le décréter même alors que la vie même de leur peuple en dépendait ? Où est cette ère nouvelle où l’être humain, confronté à une Troisième Guerre Mondiale qui n’opposait finalement pas deux blocs militaires mais toute l’humanité à un coronavirus, devait connaître enfin la paix et la solidarité comme n’auraient jamais osé en rêver même les fondateurs du mouvement Citoyen du Monde après 1945 ? Où est-il donc, le «monde d’après» ?

Aujourd’hui débutent à Paris les Jeux Paralympiques 2024, après des Jeux Olympiques inoubliables au cours desquels ont volé en éclats les préjugés sexistes et où les nationalités politiques ont été balayées au profit des seuls exploits sportifs. Les premières Olympiades depuis la fin officielle de l’urgence médicale mondiale liée à la Covid-19 l’an dernier seraient-elles donc vraiment celles du «monde d’après» ? Mieux vaut ne pas s’habituer à le croire.

Pas d’athlètes russes ou bélarusses, car depuis février 2022, la Russie agresse militairement l’Ukraine et le Bélarus d’Alexandre Loukachenko, voisin et meilleur élève de Vladimir Poutine, lui apporte son soutien actif ; pas de place pour l’un ou l’autre des deux pays agresseurs aux Olympiades. Une délégation israélienne malmenée par des spectateurs et une délégation palestinienne à laquelle il manquait des membres, tués avant d’avoir pu concourir, double résultat de l’atroce attaque terroriste commise en Israël par le Hamas palestinien le 7 octobre 2023 puis de la campagne militaire meurtrière à Gaza de l’armée israélienne en représailles, chaque jour sans discontinuer depuis l’attentat, l’horreur répondant à l’horreur comme trop souvent au Proche-Orient mais cette fois dans des proportions plus que jamais encore inhumaines et inacceptables.

En France même, le pays hôte, une crise politique et constitutionnelle avec un gouvernement démissionnaire qui jouait les prolongations du fait d’élections législatives anticipées convoquées dans un mouvement de vexation malvenue par le Président Emmanuel Macron et qui, sans un sursaut républicain de l’électorat, auraient vu s’installer au pouvoir l’extrême droite raciste et xénophobe – entre autres fléaux qu’elle a choisi de promouvoir. Le Nouveau Front Populaire, coalition des partis de gauche, l’a finalement emporté contre toute attente mais, dans un ultime acte de déni, le chef de l’État battu au Parlement a refusé de nommer tout de suite un nouveau gouvernement, contraignant ses ministres démissionnaires à retarder sine die leur départ.

Et la guerre qui fait rage une nouvelle fois au Soudan, la dictature qui ronge le Venezuela au point d’avoir jeté le quart de son peuple sur les routes, l’extrême droite nationaliste aux affaires en Argentine, en Italie, en Inde et ailleurs, le virus Mpox qui menace l’Afrique et potentiellement aussi l’Europe …

Le «monde d’après» ? On en regretterait presque le «monde d’avant» !

Alors que débutent ces Jeux Paralympiques, le «monde d’après» ne me paraît guère plus rassurant que son devancier pour une personne handicapée, sachant combien la pandémie était devenue une épreuve plus qu’olympique pour quiconque devait déjà, à chaque moment de sa vie, aller chercher la victoire contre les effets dans sa vie du handicap – et les Nations Unies ne s’y sont pas trompées, ayant su informer et guider pour agir au sujet de la maladie qui, en notre temps, aura sans nul doute engendré le plus de mensonge et de désinformation, au risque même de la vie de qui aura voulu y croire.

«Et ma grande raison», comme l’écrivait Molière, de m’en inquiéter, c’est que je suis moi-même une personne handicapée. Dans le «monde d’avant», j’en avais parlé ici même, le 3 décembre 2018, Journée internationale des Personnes handicapées, pas seulement de moi mais de nous toutes et tous à travers le monde. Et c’est lié. La Citoyenneté Mondiale que promeut l’Association of World Citizens (AWC) en est une qui, plutôt que d’être exclusivement idéologique comme dans d’autres mouvements, doit revêtir pour qui la proclame un sens personnel. Pour nous, écrire «je», ce n’est donc pas un acte d’arrogance mais une preuve, la plus importante même, celle que l’on est Citoyen(ne) du Monde y compris lorsqu’il faut plus que des mots.

Les Agitos, symboles paralympiques internationaux

Paris, le 3 décembre 2018

Qu’est-ce qu’une «tribu isolée» ? Allez, vous en avez entendu parler. C’est une communauté autochtone vivant dans son habitat traditionnel forestier ou insulaire, suivant un mode de vie millénaire fondé sur la nature et refusant tout contact avec le monde extérieur. Depuis que Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême droite à la présidence du Brésil, a remporté les élections du 28 octobre, l’avenir des tribus isolées brésiliennes est en jeu, car Bolsonaro s’est engagé lors de sa campagne à éliminer toutes ces tribus[i].

On supposerait qu’une tribu isolée est en toute logique un peuple vivant dans un seul et même endroit, et non un groupe dispersé à travers le monde, ce qui lui vaudrait alors d’être appelé «diaspora isolée», même si l’expression n’aurait guère de sens. Si c’est ce que vous pensez, alors détrompez-vous.

Notre monde abrite en effet une tribu isolée mondiale. La tribu a un nom : les personnes handicapées. Et il se trouve que j’en fais partie. Si ce n’est pas votre cas, alors estimez-vous heureux.

Les damnés de la terre, les vrais

Si vous êtes convaincu que vous ne pourriez jamais vivre avec un seul de vos droits violé ou mal appliqué, alors réjouissez-vous de ne pas être des nôtres. Les personnes handicapées, qui représentent actuellement un milliard de personnes, soit 15% de la population mondiale, constituent la plus grande minorité au monde et, dans l’indignité la plus entière, la catégorie d’êtres humains dont les droits sont les plus ouvertement ignorés et bafoués.

La pauvreté nous frappe de plein fouet car, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 80% des personnes handicapées vivent dans des pays en développement, et les études de l’Organisation pour la Coopération et le Développement Économiques (OCDE) montrent que les taux d’invalidité sont nettement plus élevés parmi les groupes de population les moins éduqués dans les États membres de l’OCDE. Selon la Banque mondiale, parmi les personnes les plus pauvres au monde, 20% souffrent d’une forme de handicap et leur communauté elle-même les considère comme les plus défavorisés de ses membres.

Le handicap n’épargne pas même les femmes et les enfants. Une enquête réalisée en 2004 à Orissa, en Inde, a révélé que pratiquement toutes les femmes et filles handicapées étaient violentées au sein du foyer, que 25% des femmes présentant un handicap intellectuel avaient été violées et que 6% des femmes handicapées avaient été stérilisées de force. Le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF) rapporte que 30% des jeunes des rues sont handicapés d’une manière ou d’une autre. La mortalité des enfants handicapés peut atteindre 80% dans les pays où, globalement, la mortalité des mineurs est pourtant tombée sous les 20%, affirme le Ministère britannique du Développement international, ajoutant que dans certains cas, les enfants sont «arrachés» comme les mauvaises herbes d’un jardin. A cause de la malnutrition, des maladies, du travail des enfants et pour d’autres raisons encore, le nombre d’enfants handicapés dans les pays en développement devrait augmenter au cours des trente prochaines années.

Lorsque l’on ne nous condamne pas à l’ignorance, l’OCDE estimant qu’en moyenne, 19% des personnes les moins instruites sont handicapées contre 11% parmi les personnes les plus instruites, nous restons sans défense contre les conséquences des conflits armés et de la violence. L’OMS estime que, pour chaque enfant tué au cours d’une guerre, trois autres sont blessés et conservent une forme permanente de handicap. Dans certains pays, jusqu’à un quart des handicaps résultent de blessures et de violences.

Alors que les tribus isolées ici et là s’efforcent de rester à l’écart de la «civilisation», nous, la tribu isolée mondiale, nous essayons de nous intégrer mais sommes repoussés par tout le monde, partout. En tant que tribu mondiale, les problèmes auxquels nous sommes confrontés peuvent à juste titre être qualifiés de problèmes mondiaux. Mais il est rare que des solutions mondiales soient trouvées, encore moins recherchées au départ.

Un peuple mondial sans droits mondiaux

Ce n’est qu’en 2006 qu’un milliard d’habitants de la planète Terre ont vu leurs droits formellement consacrés dans un traité légalement contraignant : la Convention relative aux Droits des Personnes handicapées, signée le 30 mars 2007. La Convention est entrée en vigueur le 3 mai 2008 et, à ce jour, 177 pays y sont États Parties. Une agence des Nations Unies (ONU) spécifiquement dédiée, UN Enable, est chargée de veiller à ce que la Convention soit respectée et appliquée dans le monde entier. Et même en arriver à ce résultat fut tout sauf évident.

En 2004, l’Administration américaine, alors dirigée par le Président George W. Bush et en froid avec la majeure partie du monde du fait de sa guerre en Irak, s’était opposée de toutes ses forces à la Convention, soutenant que les lois nationales de chaque pays seraient toujours meilleures qu’un traité mondial. A ceci près que seuls quarante-cinq pays disposent de lois anti-discrimination et autres lois spécifiques au handicap, dont le contexte varie considérablement d’un pays à l’autre et rend impossible l’émergence d’un modèle juridique mondial commun à partir des législations nationales.

Aux États-Unis, les personnes handicapées ont participé au mouvement des droits civiques dans les années 1960, ce qui leur a valu des lois qui leur accordent des droits formels contraignants pour les gouvernements et tribunaux fédéraux, de chaque Etat et au niveau local. En France, en revanche, les personnes handicapées ont obtenu de premiers droits spécifiques au lendemain de la Première Guerre Mondiale, lorsque de nombreux soldats sont revenus du champ de bataille criblés de blessures à vie, ayant désormais besoin soit de pensions sociales spécifiques soit d’une aide pour trouver un emploi. Dans ce second cas, les personnes handicapées françaises ont dû attendre 1975 pour qu’apparaisse une loi plus large, à laquelle a succédé seulement en 2005 une loi plus complète encore, les deux fois grâce à la détermination d’un seul homme – Jacques Chirac, Premier Ministre en 1975 et Président en 2005, dont la fille Laurence, décédée en 2016, était gravement handicapée. La France est un État partie à la Convention, alors que les États-Unis n’en sont que signataires.

La Convention ne confère pas à l’ONU le pouvoir de reconnaître et d’enregistrer des individus comme personnes handicapées lorsqu’il n’existe pas de cadre légal national, à la manière du HCR qui enregistre les réfugiés dans les pays dépourvus d’une agence nationale de l’asile. Un honteux exemple de ce qui se passe lorsque la souveraineté nationale ignore les limitations à lui apporter pour garantir le plus grand bien de toutes et tous. Et qui nous isole davantage encore, nous, personnes handicapées, la tribu isolée mondiale.

Nous sommes des Citoyens du Monde – et parfois même ses dirigeants

Sommes-nous condamnés à rester à jamais des exclus du monde, une tribu isolée mondiale puisque personne ne veut nous contacter, du moins sans porter de jugement ou se montrer paternaliste à notre égard ? Pourrons-nous un jour nous intégrer pleinement dans la société ? Pour emprunter une citation de Mark Twain, certains d’entre nous «ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait». Et leurs noms pourraient bien vous étonner.

Stephen Hawking, légende britannique de la physique théorique. John Nash, mathématicien américain dont la vie a inspiré le film Un homme d’exception (A Beautiful Mind). Vincent Van Gogh. Ludwig van Beethoven. Frida Kahlo. Tom Cruise. Robin Williams. Stevie Wonder. Ladyhawke, chanteuse et musicienne néo-zélandaise devenue mondialement célèbre en 2008 avec son tube mondial Paris is Burning. Pour n’en citer que quelques-uns.

D’autres encore ont gravi les échelons jusqu’au sommet du pouvoir politique. Joaquín Balaguer, ancien Président de la République dominicaine. Wolfgang Schaüble[ii], plusieurs fois ministre fédéral et aujourd’hui Président de l’Assemblée fédérale allemande (Bundestag). Gordon Brown, ancien Premier Ministre du Royaume-Uni. Aux États-Unis, Robert Dole, longtemps Sénateur du Kansas et candidat républicain à la présidentielle de 1996, ainsi que son collègue récemment décédé[iii], lui aussi Sénateur et ancien candidat républicain à la présidence, John McCain, de l’Arizona – et, plus important encore, deux anciens Présidents, tous deux issus du Parti Démocrate, Woodrow Wilson et Franklin Delano Roosevelt, rien de moins.

Ce dernier a remporté quatre élections présidentielles, sorti son pays d’une crise économique et sociale majeure, gagné la Seconde Guerre Mondiale et créé les Nations Unies – tout cela depuis un fauteuil roulant. Alors, pour une tribu isolée, difficile de nous considérer pour autant comme une partie totalement inutile de la population mondiale !

Ne regardez pas notre nom – regardez nos êtres

Même le terme «personnes handicapées», inventé par les non-handicapés pour nous désigner, semble être devenu plus que ce monde peut supporter. Certains utilisent désormais l’appellation «d’une aptitude différente» (en anglais, differently abled), au risque même de souligner combien nous sommes différents alors que nous avons besoin d’être reconnus, oui, pour nos spécificités, mais aussi pour nos similitudes avec les personnes dites «valides». Quelle importance peut revêtir un nom ? Celle qu’il ne devrait pas.

Les personnes handicapées doivent être vues comme elles sont : des personnes contraintes de vivre avec un handicap qui nécessite une attention particulière de la part de la société, tandis que chacune d’elles conserve sa propre personnalité, ses compétences et, contrairement à ce que notre nom indique, sa validité individuelle.

Le 3 décembre a été proclamé Journée internationale des Personnes handicapées en 1992, à travers la Résolution 47/3 de l’Assemblée générale des Nations Unies. Chaque année, la même question est posée au peuple du monde : pourquoi avez-vous si peur de la tribu isolée mondiale ? Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle ne peut être qu’un fardeau pour la société ? Ne vaudrait-il pas mieux pour vous et pour elle de choisir un mode de vie plus inclusif qui créât l’égalité des chances, quelle que soit votre (in)validité ?

Et le monde s’interroge encore. Il nous voit, nous, la tribu isolée mondiale. Il nous parle. Mais dans une langue que nous ne pouvons comprendre, car ses mots ne peuvent pas porter ce que nous, nous pensons. Et nous restons donc isolés.

Si vous voulez vraiment nous contacter, commencez par admettre l’idée que ce que vous appelez «handicap» est une création de votre propre esprit. Nous, la tribu isolée mondiale, renfermons des fortunes de connaissance et d’expérience, différentes des vôtres et qui vous restent inconnues. Alors, laissez-nous donc vous aider à faire de ce Monde un endroit meilleur pour ses Citoyen(ne)s – toutes et tous, mais cette fois, vraiment.

Bernard J. Henry est Officier des Relations Extérieures de l’Association of World Citizens.


[i] Jair Bolsonaro a quitté ses fonctions le 1er janvier 2023 après sa défaite électorale contre Luiz Inácio ‘Lula’ da Silva.

[ii] Wolfgang Schaüble a quitté son poste le 26 octobre 2021. Il est décédé le 26 décembre 2023.

[iii] John McCain est décédé le 25 août 2018.

Leave a comment